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CENTRAL DISTRIBUTION DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE : Le champ de capteurs principal est totalement hors service. Nous ne recevons plus un watt.

OFFICE NATIONAL DE RÉPARTITION DE L’ÉNERGIE : Vous n’êtes pas les seuls. Toute la zone nord-est est en panne. Le Canada aussi.

C.D.N.A. : Il faut que vous fassiez quelque chose. Vite. On a une température au-dessous de zéro, ici.

O.N.R.E. : On travaille la question.

C.D.N.A. : Mais avec quoi, bon Dieu ? Ils ont coupé les satellites.

O.N.R.E. : Pas tous. Les capteurs de l’Arizona fonctionnent à pleine charge.

C.D.N.A. : Ah bon ? Eh bien, dérivez un peu de courant sur nous et dépêchez-vous. Les gens claquent de froid dans le secteur. Il a neigé et…

O.N.R.E. : Il faut pour cela que le Gouvernement mondial nous donne le feu vert.

C.D.N.A. : Quoi ?

O.N.R.E. : Nous ne pouvons pas vous approvisionner sans l’autorisation du G.M. Nous avons déjà été obligés de délester le courant que nous envoyons normalement sur le Mexique et…

C.D.N.A. : Le Mexique et le Gouvernement mondial, on les emmerde ! Il nous faut cette énergie tout de suite !

 

Extraits de Congressional Record,
lus en séance par Alvin R. Watts,
représentant du Nouveau-Mexique, 15-12-2008.

 

Bahjat était allongée sur une couchette quand elle revint à elle. Elle se sentait faible, elle avait mal à la tête et une douleur sourde la lancinait chaque fois qu’elle respirait. Elle tourna la tête. L’Anglaise était étendue sur la couchette voisine. Elle n’avait pas l’air plus brillant.

— Que m’est-il arrivé ?

Evelyn lui décocha un regard vitreux.

— Vous vous êtes évanouie dans la salle d’observation. David nous a transmis je ne sais quelle maladie épouvantable.

— Je sais. Où…

— Nous allons le rejoindre. Il est dans un laboratoire de biochimie, un module en orbite à une certaine distance de la colonie proprement dite.

Bahjat sourit faiblement.

— David… il nous a tous détruits.

— Non. Il a dit qu’il a le moyen de nous soigner.

— Vous le croyez ?

— Oh oui !

— Vous l’aimez.

Evelyn passa une main lasse sur ses yeux larmoyants et murmura :

— Mais c’est vous qu’il aime.

— Il vous l’a dit ?

— Oui.

Bahjat essaya de changer de position pour être un peu plus confortable mais le harnais de sécurité qui l’enserrait l’en empêcha et la douleur qui lui arrachait les poumons s’intensifia.

— Ç’aurait pu être merveilleux, David et moi, fit-elle, plus pour elle-même que pour Evelyn. Mais c’était impossible.

— Il vous aime, répéta la journaliste. Moi, il ne m’a jamais aimée.

— Qu’est-ce que cela change ? Nous serons tous morts demain ou dans une heure.

— Non, c’est faux. David…

— Je suis morte il y a des mois. Dans l’explosion d’un hélicoptère. Ce qui m’est arrivé depuis n’a été qu’un rêve… ce n’était pas réel. Depuis des mois, je suis morte et je rêve.

— Une explosion d’hélicoptère ?

— Qui a tué l’homme que j’aimais. Je suis morte en même temps que lui.

— Hamoud m’a parlé d’une explosion d’hélicoptère…

La douleur s’apaisait un peu et Bahjat se demanda si c’était le signe précurseur de la fin.

— Nous allons tous mourir, il n’y a rien à faire. Tous.

— Oui, il a fait allusion à une explosion d’hélicoptère. Il y a eu une victime, un architecte, me semble-t-il…

— Oui, l’architecte. (Bahjat se rendait compte que sa voix était pâteuse.) Mon architecte.

— Il a été tué dans l’explosion.

Bahjat avait l’impression que son corps flottait, sans poids, dans l’obscurité.

— Il est mort à cause de moi.

— C’est Hamoud qui l’a tué. (La voix d’Evelyn était estompée, lointaine et caverneuse.) Il l’a assassiné… pour vous.

Bahjat eut un infime haussement d’épaules.

— Nous avons tous du sang sur les mains. Nous sommes tous des assassins.

— Mais Hamoud a commis ce meurtre de sang-froid. C’était une exécution. Il l’a accompli pour vous. Il me l’a dit.

— Non… (Bahjat s’entendait à peine parler.) Ce n’était pas un meurtre. Nous sommes en guerre. Ce n’est pas vraiment un meurtre. Pas vraiment. Je veux dormir maintenant. Dormir… il faut que je dorme. Je suis tellement fatiguée…

 

Le pire, c’est l’attente. Assis devant l’écran dans le poste de contrôle du laboratoire, David surveillait l’approche de la navette qui glissait lentement à travers le vide.

D’un mouvement impatient, il fit pivoter son siège pour atteindre le téléphone et tapa l’indicatif du centre de contrôle satellites. La carte de situation s’afficha sur l’écran. Aux U.S.A., tous les États du Nord étaient privés de courant. Le Canada n’était plus qu’une tache d’un rouge maussade. La quasi-totalité de l’Europe était en panne. Et la zone rouge s’était dilatée : elle englobait maintenant une grande partie de la Russie, depuis la « riviera des Travailleurs » sur la mer Noire jusqu’aux ports d’Arkhangelsk et de Mourmansk pris par les glaces.

Une fois encore – c’était au moins la vingtième –, il composa le numéro du Dr Cobb et, ce coup-là, le visage meurtri du vieil homme lui apparut.

— Vous êtes vivant !

La tension de David était presque tangible dans sa voix.

Cobb plissa le front et grimaça.

— Ce n’est pas la faute du F.R.P., en tout cas. Dès qu’il a su où tu étais, Hamoud a filé comme un pet sur une tringle.

— Avec Bahjat et les autres ?

— Ils sont tous partis. Je présume qu’ils viennent te rejoindre.

David scruta son interlocuteur.

— Vous devriez vous faire examiner. Vous êtes probablement commotionné.

Cobb agita un doigt osseux de droite à gauche.

— Je ne peux pas sortir. Les issues sont gardées. Personne n’est autorisé à les franchir ni dans un sens ni dans l’autre en dehors de ces forcenés du F.R.P.

— Mais comment vous sentez-vous ?

— En voilà une question ! J’ai mal à la tête. Et à la bouche. J’ai dépensé une fortune en soins de dentisterie préventive depuis que j’ai l’âge d’homme pour garder mes dents et, maintenant, ce paltoquet d’Arabe m’en a fait sauter deux.

— En tout cas, vous êtes vivant.

— À moins que tu m’aies contaminé avec les bestioles que tu leur as repassées.

David opina.

— C’est une bactérie qui s’attaque aux poumons. La période d’incubation de la maladie qu’on appelait le « mal du légionnaire », je ne sais d’ailleurs pas pourquoi, l’ordinateur est muet là-dessus, est de quelques jours. La mort survient au bout d’une centaine d’heures si l’on n’administre pas les antigènes spécifiques au patient.

Cobb ouvrit toute grande sa bouche tuméfiée.

— Eh bien toi, on ne peut pas dire que tu fais le détail ! Ils vont tomber comme des mouches.

— En effet.

— Ce n’est vraiment pas la charité qui t’étouffe !

— Cela vaut mieux que le massacre de toute la colonie ou que l’interruption de l’alimentation de la Terre en énergie.

L’argument n’eut pas l’air de convaincre Cobb.

— Et que va-t-il arriver quand ils débarqueront dans ton module avec des mitrailleuses ? Le dénommé Hamoud, alias Tigre, n’est que légèrement atteint. Tu n’es pas le seul être au monde à être invulnérable. Il y a aussi des immunités naturelles, tu sais.

Les mâchoires de David se nouèrent.

— Je m’occuperai de Hamoud quand il sera là.

— Un vrai dur, fit Cobb avec un reniflement de mépris.

— Je le serai autant que je devrai l’être.

— Bigre ! s’exclama le vieil homme avec un sourire en coin. C’est peut-être vrai, au fond. J’ai fait sortir un gamin de cette boîte à sardines et c’est un homme qui y est revenu.

— Comment ça, vous m’avez fait sortir ! protesta David. Il a fallu que je mette le paquet ! Comme pour m’évader d’une prison.

— Tu crois donc vraiment que tu aurais filé si je ne l’avais pas voulu ? Il était temps que tu voies le monde de tes yeux, mon garçon.

David, interloqué, étudia le visage couturé et meurtri, les yeux aigus de son interlocuteur. Cobb disait-il vrai ?

— Dans ce cas, pourquoi ne m’avez-vous pas tout bonnement donné quartier libre ? Pourquoi avez-vous joué cette comédie ?

— Parce qu’il fallait que ce soit toi qui décides de prendre le large, pas moi. Si tu étais parti parce que je t’en avais donné l’ordre, tu aurais jeté un bref coup d’œil sur quelques grandes villes, visité quelques centres scientifiques et quelques universités, et tu serais revenu quinze jours plus tard.

David s’apprêtait à jurer ses grands dieux que non, mais Cobb enchaîna :

— Quand un oisillon quitte le nid, c’est lui qui doit le décider, pas papa-maman. Les enfants en veulent toujours à leurs parents avant d’avoir le cran de voler de leurs propres ailes. Il était nécessaire que tu sautes toi-même à l’eau.

— Moi-même, vraiment ! J’ai plutôt l’impression que c’est vous qui avez tiré les ficelles… comme d’habitude, grommela le jeune homme.

— Non, pas vraiment. Tu as pris tes responsabilités. Je me suis borné à faire naître l’occasion. Et maintenant, tu es un adulte. Fort, sûr de lui, coriace. Ta graisse de bébé a fondu, fiston. C’est un homme qui est revenu.

— Je n’avais guère le choix.

— Bien sûr. Mais tu es revenu parce que tu as compris à quel point Île Un est importante pour l’avenir de la race humaine.

— Pour son présent, vous voulez dire !

— Pour son avenir, mon garçon, pour son avenir ! Est-ce que cela compte, toutes ces billevesées ? (Cobb avait haussé le ton et son expression s’était durcie.) Bon, ces insensés du F.R.P. vont couper les satellites solaires quelques jours, voire quelques semaines, mais qu’est-ce que cela change ?

— Des multitudes de morts. Une paille !

— Fadaises ! Écoute-moi. Tu demandais quel pouvait bien être le chaînon manquant, tu te rappelles ? Quand tu étais prévisionniste. Tu te rendais compte de l’importance qu’Île Un présente aujourd’hui pour les consortiums, mais tu ne voyais pas l’importance qu’elle aura demain.

— Vous voulez dire… en fournissant des quantités d’énergie toujours accrues à tous les peuples de la Terre et pas seulement…

— Tu parles comme un enfant, le coupa sèchement Cobb. Ce n’est pas du tout cela. Écoute-moi, je te dis ! Île Un est un commencement, un tremplin. Nous sommes Indépendance Missouri, à l’heure où les pionniers américains ouvraient la piste de l’Oregon dans leurs chariots bâchés. Nous sommes le port de Palos à l’heure où Christophe Colomb mettait la voile à destination du Nouveau-Monde. Nous sommes Cap Canaveral à l’heure où les premiers astronautes s’envolaient pour la Lune !

— Du calme ! Ne vous excitez pas comme ça.

— Du calme ? Mes fesses ! Ne comprends-tu pas ? Île Un est le premier pas que fait réellement l’homme dans l’espace. Nous ferons en sorte que l’espèce humaine essaime dans tout le système solaire. Alors, nous n’aurons plus rien à craindre. Quoi qu’il advienne de la Terre, si stupides et myopes soient les Terriens chez eux, nous serons assurés de survivre. Les êtres humains vivront ici, en L4 et en L5, sur la Lune, dans les colonies extra-martiennes, au milieu des astéroïdes… nous peuplerons le système tout entier ! La dispersion… c’est la clé de la survivance pour l’Homme. Nous nous éparpillerons à travers l’espace, dans l’immensité de l’univers qui est notre patrie. Un système solaire débordant de ressources naturelles et d’énergie nous attend. Qui a besoin de la Terre ?

Exalté par cette vision grandiose, le vieil homme haletait.

— Survivre par la dispersion ? murmura David.

— Oui ! balbutia Cobb qui continua sur un débit haché : Que crois-tu que j’ai fait ici… avec les premiers modules-usines, le matériel de construction, les baraques originelles que l’on a édifiées pour les équipes de bâtisseurs ? Garrison ne comprend pas. Aucun des membres du directoire n’a jamais rien deviné. Je les ai utilisés. Je me sers d’eux pour… pour préparer la première expédition à destination de la ceinture des astéroïdes. Il y a là des mines d’or, mon garçon. Du fer, du nickel, de l’eau, du carbone, de l’azote… tout ce qui est nécessaire aux gens pour vivre. Nous allons construire une colonie mobile et prendre le large, explorer les astéroïdes – comme Marco Polo, comme Henri Hudson, Magellan ou Drake. Les colons navigueront pendant des années. Ils devront se suffire à eux-mêmes et être assez nombreux pour créer une communauté, un groupe de familles…

— Je comprends.

Oui, David comprenait enfin. Parfaitement. Le projet de Cobb lui apparaissait de façon claire, il comprenait comment tout s’imbriquait. Il a programmé les mille prochaines années de la race humaine ! Mais il voyait aussi la paille dans l’acier, le point faible de ce plan qui ferait s’écrouler tout l’édifice… à moins que lui, David, ne réussisse à l’éliminer.

Il y eut une soudaine secousse. C’était la navette qui s’amarrait au sas.

— Ils sont là, annonça-t-il à Cobb. Il faut que je règle cette question d’abord. Sans quoi, nous ne pourrons jamais préparer le moindre avenir pour la race humaine.

 

Hunter Garrison se réveilla lorsque les miroirs extérieurs pivotèrent automatiquement pour capter les premiers rayons de soleil d’une nouvelle journée. Tous les muscles, toutes les articulations de son corps usé étaient douloureux. Le sol, sous lui, était dur, humide et froid.

Il se dressa sur son séant en grognant et resta longtemps dans cette position en battant des paupières, ses yeux chassieux fixés sur l’épais et sombre feuillage qui l’environnait. Il avait l’impression que l’inquiétante pénombre l’engloutissait. On ne voyait pas à plus d’un mètre et, s’il levait la tête, la masse des ramures et des lianes enchevêtrées faisait écran.

Quand il se rendit compte qu’Arlène était invisible, ses mains se mirent à trembler. Il l’appela mais seul un soupir rauque et grinçant sortit de ses lèvres.

— Arlène !

Il avait peur. Jamais il ne l’aurait avoué à quiconque mais il avait peur des truands qui s’étaient introduits chez lui. Il avait peur et sa solitude l’accablait.

— Arlène ! Où es-tu ? Qu’est-ce qu’ils t’ont…

Un bruit dans les fourrés le fit sursauter mais c’était seulement elle qui se frayait un chemin à travers la végétation, une grande fille athlétique et saine. Elle portait maintenant un short très court et un T-shirt blanc qui lui moulait la poitrine. Elle était échevelée mais souriante.

— Tout va bien. Ils sont partis. On peut rentrer.

Elle aida Garrison à se lever.

— Tu es sûre qu’ils sont partis ?

— J’ai vérifié avec Mongenstern et les autres. Tous les terroristes ont regagné le maître cylindre, il n’y en a plus un seul dans le B. Ici, tout est calme… pour le moment. St. George va venir avec quelques-uns de ses bonshommes pour nous aider à défendre la maison.

Garrison trébucha sur une racine noueuse et Arlène l’agrippa par les épaules pour qu’il ne tombe pas.

— Tu dois te dire que je suis la reine des pommes, hein ? C’est moi qui ai armé ces guérilleros, c’est grâce à mon argent qu’ils sont venus ici.

— Vous n’êtes pas le seul à avoir financé le F.R.P.

— Je croyais qu’on serait en sécurité ici, loin d’eux, marmonna Garrison. Ils auraient renversé le Gouvernement mondial… ça se serait passé sur la Terre, loin. Ils ne pouvaient rien nous faire sur Île Un…

— Ne vous cassez pas la tête. Je vous dis qu’ils sont repartis. Ils ne reviendront peut-être pas.

— Si, ils reviendront.

— Vous avez été formidable, fit Arlène en le serrant plus fort. Vous étiez prêt à m’échanger contre vos collections.

— Je… (Garrison lui décocha un coup d’œil aigu. Le visage d’Arlène était rayonnant.) J’ai perdu un instant la tête, c’est tout, grommela-t-il. Je n’aurais jamais fait ça si…

— Vous l’avez quand même fait. Vous étiez décidé à leur donner ce que vous possédez de plus précieux pour me sauver.

— Arrête de larmoyer comme ça, bougonna Garrison.

— C’est bon, je me tais.

Mais elle avait l’air radieuse.

— Assez de simagrées !

Elle éclata de rire.

— Vous êtes loin d’être aussi mauvais que vous vous le figurez, si vous voulez mon avis.

— Et loin d’être aussi malin. Je me suis conduit comme un imbécile, comme le dernier des ânes. Quel idiot j’ai été ! Les regarder s’entre-tuer, c’est une chose… Quand ils envahissent votre demeure…

— Désormais, nous serons prêts. Nous serons protégés.

Garrison secoua la tête avec lassitude.

— Mais il n’y a pas d’endroits où se cacher ! Où veux-tu qu’on aille pour qu’ils ne nous trouvent pas ? Il n’y a pas d’endroits où se cacher, nulle part…